Le nouvel eldorado des ingénieursLa fonction publique territoriale ouvre des horizons aux ingénieurs de l’État, touchés par le recul des grandes missions d’ingénierie publique dans les services déconcentrés. “J’ai passé les cinq dernières années à préparer des fermetures de centres départementaux. Je ne supportais plus ce que je faisais, alors j’ai préféré partir en retraite…” Le constat désabusé de cet ancien directeur interrégional de Météo France, lassé d’être sollicité pour gérer des suppressions de postes plutôt que pour son expertise technique, illustre le mal-être qui frappe une part grandissante des ingénieurs de la fonction publique d’État.Directement touchés par la Révision générale des politiques publiques (RGPP), par la réforme de l’administration territoriale et par le recul de l’État sur les grandes missions d’ingénierie publique – telle la gestion des routes nationales, en partie transférée aux conseils généraux –, les ingénieurs ont le blues. “L’une des premières mesures de la RGPP a été la suppression de l’ingénierie dite concurrentielle, s’agace Patrick Hallinger, secrétaire national UGFF-CGT. L’État préfère aujourd’hui confier les tâches des ingénieurs au secteur privé plutôt que de recruter.”Le nombre d’ingénieurs d’État se réduit chaque année – quelque 17 500 fin 2011 –, leurs missions évoluent et l’incompréhension gagne. La CGT et la FSU ont conjointement organisé en avril un colloque sur la place des ingénieurs dans la fonction publique. Ce jour-là, les critiques ont résonné dans les murs parisiens de l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, où les ingénieurs présents ont tout à la fois pointé la dévalorisation des postes scientifiques dans les parcours professionnels, les mobilités bloquées, la vision managériale prenant aujourd’hui le pas sur la culture technique des ingénieurs et le regret d’être beaucoup moins associés à la conception des politiques publiques.
“La gestion budgétaire semble être la seule ambition de l’administration”, prolonge Thierry Latger, secrétaire général du Syndicat national des ingénieurs des travaux publics de l’État et des collectivités territoriales (Snitpect-FO). Elle conduit l’administration, dénonce-t-il, à fusionner à toute allure les corps des ingénieurs, n’hésitant pas à regrouper des compétences “hétéroclites”. Après la naissance en 2009 du corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (Ipef), les ministères de l’Écologie et de l’Agriculture, principaux employeurs des ingénieurs de l’État, préparent ainsi la création d’un nouveau grand corps (lire “L’essentiel”). Un projet dénoncé en février lors d’une inédite manifestation de quelque 2 000 ingénieurs des deux ministères, de Météo France et de l’IGN.
Cette fusion, décidée dans “une vision comptable”, entraînerait une réduction « drastique » des effectifs d’ingénieurs et “localement un abandon des territoires”, estime Hubert Lebreton (CFDT). Alors même que l’actualité récente illustre le nécessaire maintien d’une expertise et d’une capacité d’action de haut niveau pour gérer certaines missions de sécurité publique. “La tempête Xynthia, l’épisode neigeux de l’hiver 2011 et les inquiétudes récentes sur certaines installations nucléaires prouvent bien que l’État ne peut pas toujours se défausser sur le privé”, constate Thierry Dallard, président de l’Union des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts.
Certes, en matière de politiques publiques liées à la sécurité intérieure, au développement durable, à la prévention des risques ou à la santé et à la sécurité sanitaire, l’État et ses ingénieurs continueront de jouer un rôle essentiel. “Mais où place-t-on le curseur pour définir le niveau de l’intervention de l’État ?, s’interroge Thierry Latger. C’est un choix politique qui détermine la place et l’importance des ingénieurs dans la fonction publique.” Selon le secrétaire du Snitpect, le curseur “ne cesse de descendre depuis vingt ans”. “Les ingénieurs assumeront toujours des besoins cruciaux, répond le ministère de l’Écologie. Mais les métiers évoluent et deviennent transversaux. On passe du faire au faire-faire.” Ce qui justifierait, à en croire le ministère, la création d’un corps d’ingénieurs assumant des missions interministérielles. Et, de fait, des réductions d’effectifs.
“Faire du fric”
S’ils ont joué un rôle majeur dans la croissance économique de l’Hexagone, comme le reconnaît une mission d’étude sur l’avenir des corps d’ingénieurs de l’État publiée en 2009 (le rapport Canepa-Folz), contribuant à placer la France en position de leader européen dans des secteurs tels que les travaux publics, l’armement, l’eau ou l’énergie nucléaire, les ingénieurs vivent aujourd’hui au rythme des mutations de l’État : décentralisation, externalisations, exigences de productivité liées aux contraintes budgétaires, etc.
Leurs responsabilités changent, leurs statuts aussi. Et beaucoup vont voir ailleurs. La preuve : le ministère de l’Écologie observe depuis quelques années un flux régulier d’ingénieurs de l’État partant vers le privé – par exemple dans des bureaux d’études ou des sociétés d’autoroutes – et vers la fonction publique territoriale, où le ciel semble plus dégagé. “Le recul récent de l’État dans les territoires a laissé une place vide que les collectivités et leurs ingénieurs doivent aujourd’hui occuper”, souligne Jean-Pierre Auger, président de l’Association des ingénieurs territoriaux de France (AITF). Et dit-il, “c’est passionnant”, puisque l’ingénieur territorial, au plus près du terrain et des préoccupations des habitants, est un touche-à-tout : rénovation urbaine, constructions d’écoles ou de crèches, réseaux d’assainissement, transports, etc.
“Les ingénieurs d’État sont souvent surpris de la richesse de nos actions et de nos interventions”, affirme le directeur de l’AITF. Directeur des services techniques de la ville de Reims et de Reims Métropole, Jean-Pierre Auger a ainsi piloté “de A à Z”, avec ses équipes, le projet phare du tramway de Reims. Mais s’il est en partie compensé dans les territoires les plus importants, le retrait de l’État en matière d’ingénierie publique préoccupe les plus petites collectivités. “Désormais privées de l’expertise de l’État, certaines municipalités se font rouler par des entreprises privées bien décidées à s’engouffrer dans la faille pour faire du fric, a relevé un ingénieur territorial lors du colloque de la CGT et de la FSU. Et ces petites collectivités n’ont pas les moyens de financer un ingénieur pour étudier de près le suivi des projets.”
Aussi, il est nécessaire que ces contrées délaissées par l’État se regroupent pour mutualiser l’embauche d’un ingénieur, préconise Jean-Pierre Auger. Une ouverture supplémentaire pour les ingénieurs de l’État, qui trouveront peut-être leur nouvel eldorado dans la territoriale.
par Sylvain Henry
L’essentiel 17 000 ingénieurs dans la territoriale (estimation) 17 500 ingénieurs dans la fonction publique d’État, dont : – 5 600 ingénieurs des travaux publics de l’État (ITPE) – 3 800 ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (Ipef) – 3 400 ingénieurs de l’agriculture et de l’environnement (IAE) – 1 450 ingénieurs de l’industrie et des mines (IIM) – 900 ingénieurs des travaux de la météorologie (ITM) – 830 ingénieurs des études et de l’aviation civile (IEEAC) – 440 ingénieurs des travaux géographiques et cartographiques de l’État (ITGCE)
L’actuel projet de fusion de quatre corps concerne les ITPE, IAE, ITM et ITGCE
Sources : ministère de l’Écologie – FO – CGT – AITF